Le récit de la naissance de Marie (+)

Le récit de 9 mois avec Marie


 

 

..."Notre bébé est mort".

Nous nous réfugions sous notre couette, pour réaliser, pour pleurer, pour nous serrer dans les bras l’un de l’autre, pour envisager les heures, les jours qui vont venir… Quand vais-je accoucher ? Où va-t-on t’enterrer ? Que va-t-on faire vis-à-vis de notre famille, des enfants ? Nous sommes plongés tout à coup dans une spirale d’action, il faut rester forts, maîtres de nous, ne pas craquer, le plus dur reste à venir…

Le lendemain matin, nous confions les enfants à leur grand-mère après leur avoir expliqué que nous partons à l’hôpital mais que le petit bébé ne reviendra pas à la maison, parce qu’il est mort. Ils sont tellement tristes ! Je pense plus à les consoler, à ne pas les traumatiser qu’à notre propre douleur. Plus tard, Ferdinand me dira « je savais que le bébé ne viendrait jamais dans notre famille mais je n’osais pas te le dire pour ne pas te faire de la peine». Quant à Joséphine, je ne peux que penser au dessin qu’elle m’a ramené hier de l’école, montrant une petite silhouette blanche vêtue d’une robe et montant vers le soleil avec un grand sourire aux lèvres.

La route vers l’hôpital me semble irréelle. Dire que nous aurions dû y aller pour une naissance… Qu’est-ce que je porte en moi au fait ? Un corps mort, une carcasse qui flotte entre deux eaux. C’est horrible. Je sens pourtant ta présence, mon bébé, tu es encore si près de nous. Je suis encore toute imprégnée de toi même si, déjà, je me sens moins enceinte…

Le monitoring et l’échographie confirment le diagnostic de ma sage-femme, cette nuit. Même si mon cœur bat aussi vite que celui d’un bébé, on n’entend que moi… Nous sommes étrangement calmes. Les sages-femmes semblent presque impressionnées. L’une d’elle m’avoue que c’est la première fois qu’une Maman lui annonce ce terrible diagnostic avant qu’elle n’écoute le cœur de son bébé.

Je souhaite accoucher aujourd’hui, le plus vite possible, qu’on en finisse et qu’on rentre à la maison. Je souhaite surtout que cet accouchement me fasse le plus mal possible. Je veux ressentir chaque contraction, ressentir la douleur au plus profond de moi. Oh ces contractions qui font peur à tant de femmes, elles seront mes amies, elles m’aideront à mesurer l’ampleur de ma souffrance. Si elles pouvaient me broyer les entrailles, me faire mourir, que ce serait bon…

Pourtant, malgré les hormones de synthèse en doses de plus en plus fortes, rien ne se passe. Ce sont toujours ces petites contractions de fin de grossesse, non douloureuses, les mêmes que provoquaient tes mouvements, les mêmes qui m’ont donné l’illusion d’une vie en moi quand tu ne bougeais déjà plus… Les heures s’égrènent dans cette salle d’accouchement ensoleillée, autour de cette table aux formes arrondies et aux couleurs vives. La sage-femme, très délicate et pleine de petites attentions, vient de temps en temps augmenter le dosage de la perfusion, mais rien ne bouge : je ne veux pas que tu me quittes !

Cette fois, c’est la gynécologue qui vient nous voir. Une femme d’une grande douceur, qui m’a accompagnée depuis le début de ma grossesse sans jamais me juger ni m’inquiéter. Parfois, j’ai eu peur de son apparente désinvolture envers moi, mais elle est là quand il le faut, et son visage trahit tous les sentiments qu’elle éprouve en nous voyant ainsi. Cette compassion nous touche beaucoup. « Il faut rompre la poche des eaux, sinon le travail va continuer à stagner comme ça pendant des heures ». A contrecoeur, je la laisse faire, anéantie… Ce liquide qui coule entre mes jambes, c’est l’intérieur de ton domaine secret, rompu à tout jamais. Je pousse un pleur qui est plus un cri de désespoir. C’est fini… tu me quittes vraiment…  Les contractions démarrent au quart de tour.

Je suis encore perdue, désorientée. Que se passe-t-il vraiment ? Pour le comprendre, je dois rentrer une dernière fois dans ta bulle, à l’intérieur de moi. La lumière est éteinte, il fait tout noir ici. « Plus âme qui vive »… c’est vide ! Je sens à nouveau le désespoir que cette réalité éveille chez moi. Maintenant, il faut faire face, et tu vas m’y aider, d’où tu es, non plus en moi mais quelque part autour, au-dessus de moi. Aide-moi mon bébé à faire sortir ton petit corps sans vie. Le processus est enclenché, maintenant il faut aller jusqu’au bout.

La douleur est là cette fois, bien là même. Et chaque fois que je peux, j’adopte une position qui fait encore plus mal. Je veux que cette douleur me pourfende. Pourquoi ne peut-on pas mourir de mal ? Ce serait si doux de ne plus souffrir… Comme un animal blessé, je me laisse aller dans la souffrance, n’écoutant plus, ne voyant plus, concentrée sur cette seule mission : mettre ton corps au monde. Je ne monterai jamais sur la belle table colorée : tu naîtras par terre, dans les bras de ton papa, après seulement 2h30 de contractions.

Je me donne trois minutes pour « souffler » avant de me retourner pour te contempler. Tu es une magnifique petite fille de 3 kilos (je peux être fière de t’avoir bien nourrie). Ton teint est gris, tes lèvres sont foncées, ta petite tête est inclinée sur le côté. Où est-elle cette joie immense que toute Maman ressent à la naissance de son enfant ? Ici, rien   ne se passe… Où va-t’il aller, tout cet amour que j’avais mis en réserve pour toi ? J’approche mon visage du tiens… Tu sens si bon ! Tu es toute chaude… Comment est-ce possible que tu ne t’éveilles pas pour pousser un grand cri de vie ?

Je m’essuie les jambes et remets mon pantalon, comme si rien ne s’était passé. La sage-femme de la maternité nous aide à t’habiller. Ensuite, nous sortons de la salle d’accouchement derrière la sage-femme qui te porte pour descendre à la morgue. Quel endroit glacial ! Tu vas avoir si froid ici ! Je te prends une dernière fois dans mes bras pour te dire adieu. Je reconnais la forme de tes fesses, qui faisaient de petites bosses dans mon ventre. Je reconnais ton poids que j’ai porté en moi. Mais pas la petite flamme qui t’animait; elle n’est pas là, dans ce petit corps sans vie tout vêtu de blanc. Alors nous demandons à la gynéco de pouvoir partir et une heure plus tard, la voiture nous ramène à la maison, avec une étoile au-dessus de nous. J’ai faim. Je suis en vie. Le goût délicieux de la tartine de l’hôpital me donne envie de vivre…

Empreintes de Marie